Qu'on peut avoir - sans romantisme - la nostalgie d'une pauvreté perdue. Une certaine somme d'années vécues misérablement suffisent à construire une sensibilité. Dans ce cas particulier, le sentiment bizarre que le fils porte à sa mère constitue toute sa sensibilité . Les manifestations de cette sensibilité dans les domaines les plus divers s'expliquent suffisamment par le souvenir latent, matériel de son enfance (une glu qui s'accroche à l'âme).
De là, pour qui s'en aperçoit, une reconnaissance et donc une mauvaise conscience. De là encore et par comparaison, si l'on a changé de milieu, le sentiment des richesses perdues. À des gens riches le ciel, donné par surcroît, paraît un don naturel. Pour les gens pauvres, son caractère de grâce infinie lui est restitué.
À mauvaise conscience, aveu nécessaire. L'œuvre est un aveu, il me faut témoigner. Je n'ai qu'une chose à dire, à bien voir. C'est dans cette vie de pauvreté, parmi ces gens humbles ou vaniteux, que j'ai le plus sûrement touché ce qui me paraît le sens vrai de la vie. Les œuvres d'art n'y suffiront jamais. L'art n'est pas tout pour moi. Que du moins ce soit un moyen.
Ce qui compte aussi, ce sont les mauvaises hontes, les petites lâchetés, la considération inconsciente qu'on accorde à l'autre monde (celui de l'argent). Je crois que le monde des pauvres est un des rares, sinon le seul qui soit replié sur lui-même, qui soit une île dans la société. À peu de frais, on peut y jouer les Robinson. Pour qui s'y plonge, il lui faut dire «là-bas» en parlant de l'appartement du médecin qui se trouve à deux pas.”
Albert Camus
CAHIER I
(Carnets, mai 1935 - février 1942 )
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